Dans les bas-quartiers {PV Arguaï }

Merry sortit de l'établissement et soupira. Ici non plus, personne ne pouvait la renseigner sur un grand homme aux cheveux clairs. Yasei lui avait enseigné que le petit monde de la ville était toujours au courant de tout, pourtant cet homme mystérieux restait introuvable. Jenshin allait encore criser si elle ne rapportait aucune information. Elle ferma derrière elle la porte de la taverne et traversa la ruelle sombre malgré le soleil déclinant, et entra dans un nouvel établissement, d'où provenaient musique et cris enthousiastes.

Elle entra dans la salle emplie de fumée et d'effluves d'alcools ou autres senteurs plus-ou-moins douteuses, et, rajustant sa cape sur ses épaules, s'approcha du bar. Dans la salle, des hommes à degrés variants d'ivresse réclamaient à boire, jouaient aux cartes, riaient bruyamment, laissaient balader leurs mains en 'discutant' avec les serveuses, se battaient, chantaient des hymnes paillards, montaient à l'étage en compagnie; bref, c'était une véritable pagaille de débauche, pourtant Merry n'y prêta aucune attention et, sans regarder autour d'elle, questionna un homme qui semblait être un habitué; après avoir constaté l'état d'ivresse déplorable dans lequel il était - même pas capable de comprendre ou répondre à ses questions -, elle s'adressa au barman.
Après un rapide interrogatoire où elle dû garder toute la maîtrise d'elle-même pour ne pas porter attention aux regards déplacés de l'homme et ne pas s'énerver, il s'avéra que le patron ne lui offrirait absolument rien, sinon un emploi comme serveuse - et prostituée - dans son établissement. Elle serra les dents et sortit, à la fois soulagée de quitter l'endroit et déçue de ne toujours pas avoir de renseignements.

Une fois dehors, elle respira un grand coup. L'après-midi touchait à sa fin, pourtant la ruelle était déjà sombre, les rayons du soleil coupés par la masse imposante des établissements hauts et larges. Elle leva les yeux au ciel; et maintenant, que faire? Continuer sa tournée des bars, questionnant barmans et piliers de taverne, quitte à retourner là où elle étai déjà allée? Non, visiblement, sa proie ne fréquentait pas ce genre de lieux. Ou alors, il se cachait bien.
Il fallait qu'elle cherche ailleurs.
Mais où?

Elle réfléchit. Si elle était une arme angélique échappée et fuyant les siens, où irait-elle pour ne pas être retrouvée...? Nouveau soupir. Dans les bas-quartier, elle se mêlerait à la foule de poivrots, et ferait tout pour passer inaperçue. Sauf que, même ivre mort, un homme peut se rappeler un visiteur peu commun, et c'était sur cela qu'elle comptait depuis le début: qu'un client se souvienne d'un type louche. Mais c'était plus ardu qu'elle ne le pensait. C'était comme chasser un courant d'air.

Découragée, elle laissa ses pas l'entraîner dans le dédale des rues, jusqu'à arriver devant un nouvel établissement, un peu plus fréquentable celui-ci. Au moins, les serveuses n'étaient pas des putains.
Elle s'installa dans une table au fond, et commanda une bière. Une fois servie, elle contempla le fond de son verre longtemps avant d'oser en boire une gorgée; plissant le nez, elle reposa brusquement le récipient: trop amer. Alors elle regarda autour d'elle, les musiciens sur une estrade dans un coin qui jouaient des airs entraînants mais respectables, quelques client qui les écoutaient, d'autres pariant sur deux hommes s'affrontant à un jeu de hasard typiquement populaire.
Replongeant le nez dans sa chope, elle se perdit dans la contemplation de la mousse, laissant ses pensées vadrouiller. Tellement concentrée, elle ne se rendit compte qu'au dernier moment que quelqu'un s'était approché.

Arguaï avait passé son après-midi à parcourir de nombreux troquets, errant entre les hommes éméchés par les boissons, les diverses serveuses et danseuses légèrement vêtues, les joueurs et autres buses gâchant leurs biens. Bref, il était déjà passé derrière un bon nombre de comptoirs de diverses enseignes de poivrots pour trouver quelconque renseignements qui pourrait lui être utile dans sa quête qui ne pouvait être plus banale, c'est à dire, trouver de quoi se faire de l'argent rapidement. Autrement dit, trouver un métier dans lequel il se spécialiserait pour parvenir à ses fins, qui étaient en revanche, bien plus compliquées... Il devait à tout prix entrer en contact avec sa mère, introuvable depuis la tragédie qui avait touché son village. Mais quoi de moins évident que de trouver quelqu’un dans une cité où l’on ne connait personne, et sans un sous en poche…

Ainsi, fraichement arrivé en ville, il ne disposait que de peu d’informations concernant toutes les "subtilités" approximatives que renfermaient les tavernes, mais il savait que s’il désirait savoir quoi que ce soit, c’était le meilleur endroit pour se tenir informé, des ragots jusqu’aux propositions d’emplois plus ou moins légales. Voila pourquoi il avait visité ce genre de lieu toute l’après-midi.

Ses recherches n’avaient pas été fructueuse malgré ses tentatives dans différents emplacements de Phoenix, et il se trouvait à présent dans les bas quartiers. Le soleil commençait à peine à s’enfouir à l’horizon, que l’ambiance qui régnait dans cette rue lugubre s‘assombrissait et se peuplait peu à peu de mendiants, d’ivrognes et autres charmants citoyens de ce genre. Mais il y avait un point positif. Qui dit ivrogne, dit bar dans les environ, et donc informations. Et qui dit mendiant, dit qu’il y a peut-être quelques piécettes à rafler dans les alentours... Évidemment, son objectif n’était pas de voler.

Il parcouru donc cette allée pavée qui semblait peu à peu s’enfoncer dans la pénombre et le vice, où une odeur d’alcool commençait à se faire ressentir. Il y avait heureusement quelques rayons de soleil qui éclaircissait un peu les alentours, rendant cette rue encore fréquentable. Tout en avançant, il aperçu une pancarte qui semblait être en meilleur état que le bâtiment qu’elle indiquait. Sur cet écriteau, seule une chope se trouvait en son milieu et une flèche se dirigeant vers un bâtiment juste à côté. C’était effectivement une taverne que pointait la pancarte. Il entra dans le bâtiment en question en poussant la porte. Vu l’allée dans laquelle il se trouvait, il s’attendait au pire en entrant…

Heureusement, l’intérieur avait l’air plus accueillant que l’extérieur. L’éclairage de cette salle apportait une ambiance relaxante et seules les mélodies jouées par les musiciens cachaient les voix des hôtes, qui étaient loin d’être trop bruyants pour une taverne. En revanche l’odeur d’alcool était toujours présente mais l’endroit semblait être respecté, même si la bière et les boissons en tous genres étaient présentes dans les verres des occupants.

Ainsi, il pénétrait dans la pièce sans faire de bruit, tout en remontant son col au dessus de son nez pour échapper aux désagréables senteurs de l’alcools, et en dissimulant tant bien que mal les fourreaux de ses lames pour ne pas attirer l’attention. Puis il se fraya un chemin dans la salle, slalomant entre les chaises occupées, ne pouvant éviter le contact de chaque personne qu’il croisait, pour finalement arriver au bout de la taverne, où une des rares chaises libres faisait signe à Arguaï, bien décidé à s’asseoir. Il se dirigea donc vers cette place, à une table où une personne à la silhouette féminine était déjà installée.
Il accéléra légèrement sa marche en vue du siège libre dont une personne se rapprochait, sans doute pour la même raison que lui. Sans trop s’agiter, il se glissa rapidement auprès de la table en effleurant la jeune femme qui s’y trouvait déjà, et s’assit sur la chaise.

Il regarda un peu autour de lui, cherchant une serveuse, à laquelle il fit un signe de main puis commanda une bière. Il leva les yeux, puis fit le tour de la salle de son regard en attendant sa chope.
Puis sans tourner la tête, ses yeux se posèrent sur cette fille, non loin de lui, qu’il n’avait pas vu bouger depuis son arrivée. Il pensait qu’elle devait être plongée dans ses songes, ou bien en pleine contemplation de la mousse de sa bière… Cette idée lui dessina un léger sourire sur les lèvres, dissimulées derrière son col. Puis il se dit que pour avancer dans sa quête, il devait avant tout apprendre à connaitre les résidents des lieux. Dans l’espoir de la faire réagir, il s’éclaircit la gorge un peu bruyamment et attendit sa réaction, sans la quitter des yeux.

Je me redressais brusquement et plantais mon regard dans celui qui venait de se manifester, surprise. Mince, c'est qui, lui? Il sort d'où? Il n'a pas la tête d'un pilier de bar; probablement un gars de passage, un peu comme moi. Que me voulait-il...? Je le détaillais rapidement; il avait une tronche de gamin, je lui donnais moins de vingt ans - peut-être mon âge -, et il avait un je-ne-sais quoi que je trouvais candide dans sa façon de se cacher derrière son col. Et il me regardait, mais pas de la même façon que tous ces sacs-à-vin rencontrés dans les autres bars, non, mais comme quelqu'un qui est intrigué, voire amusé par quelque élément. Rien que ça suffit à m'agacer.

"Quoi? questionnais-je sans délicatesse, un peu brutale et décidément pas très féminine."

Et puis, l'idée me vint que, peut-être, ce 'gamin' pouvait être plus âgé qu'il n'y paraissait, qu'il pouvait en savoir plus long qu'il ne semblait, bref, qu'il pouvait être plus utile que je ne le pensais. Me rendant compte que ma première approche n'était sûrement pas la meilleure, je me raclais précipitamment la gorge et tentais de me rattraper:

"Hum, enfin, Je veux dire... repris-je timidement, en changeant mon regard de défi pour quelques coups d'oeil prudes et adoptant une attitude réservée et candide. Je... Je peux faire quelque chose pour vous...?"

Et d'adopter une pose innocemment aguicheuse. Rien de tel que de jouer les candides sexys pour déstabiliser les hommes et les pousser à révéler leur jeu.
Il pouvait toujours croire que l'alcool avait brouillé mes pensées. Certes, je n'avais toujours pas touché à ma chope, mais qui pouvait lui dire qu'il s'agissait de la première? Ce qui expliquerait mon comportement versatile.

Si c'était un de ces types qui viennent dans les bars pour pêcher des filles et les faire signer quelque contrat douteux alors qu'elles sont ivres - après tout, il pouvait très bien tremper là-dedans, malgré sa gueule de gamin -, je le verrais venir à cent kilomètres et pourrais l'envoyer balader rapidement. Pareil s'il cherchait une fille à pas cher pour la nuit, ou quoi que ce soit d'autre dans le genre.
Et s'il était honnête... ce serait louche. Et qui dit honnêtement louche, dit intéressant.
Conclusion, s'il n'était pas l'un de ces trafiquants de chairs, il pouvait se révéler intéressant. Très intéressant. Et utile. Surtout utile.
Tout dépendrait de sa réaction.

Arguaï n’eut pas à attendre bien longtemps avant qu’elle ne réagisse. Venant de cette jeune fille qui paraissait bien inoffensive, il fut surpris par sa réaction non loin d’être agressive; et sur un ton hostile, elle interjeta :

"Quoi?"

Il ne s’attendait pas du tout à être ainsi salué et il se sentit un peu bête, plutôt maladroit comme première approche. Son impression sembla être transmise à son interlocutrice qui changea soudainement d’attitude. Précédemment sur la défensive, elle parut tout à coup bien à l’aise face à lui, et malgré çà, elle repris d’une voie hésitante :

"Hum, enfin, Je veux dire... Je... Je peux faire quelque chose pour vous...?""

Ce changement de comportement si radical paraissait étrange à ses yeux, qui changèrent d’expression en même temps que ceux de la fille passait du regard assuré à celui de la jeune innocente qui cherche de la compagnie... Et même s’il était conscient que cette belle tentatrice avait quelque chose derrière la tête et qu‘elle jouait un rôle bien précis face à lui, Arguaï se laissa prendre à l’appel de la jeune manipulatrice et la regarda d’un œil admirateur. Il se perdit quelques instants dans ses pensées mais finit par se ressaisir.

*Je suis pas là pour ça… c’est pas le moment de passer pour un vicieux.*

Sur ce, il quitta ses songes et avala une grande lampé de bière, sans faire attention au goût qu’elle avait, puis il s’empressa de répondre :

"Excusez moi, je ne voulais pas vous déranger… Je suis en ville depuis peu et je ne connais personne. J’ai vu que vous étiez seule, peut-être sommes-nous dans la même situation."

Une fois ces paroles prononcées, il replaça son col pour révéler son visage, par politesse. Puis d’une voie sympathique, il se présenta :

"Mon nom est Arguaï, je suis en quête d’informations… et étant donné que celles-ci ne semblent pas être gratuites, je cherche aussi du travail."

Il n’alla pas plus loin dans les détails pour ne pas dévoiler sa vie en public et ne sachant pas s’il pouvait faire confiance à sa nouvelle connaissance. Ainsi, il s'était présenté à elle et attendait à présent sa réaction, qu'il espérait positive.

Hum, un mouton perdu. Peu de chance qu'il sache quoi que ce soit sur celui que je cherche. Enfin, peu importe... Espérons au moins qu'il saurait me changer les idées, cette journée avait été vraiment mauvaise. En dévoilant son visage, je remarquais qu'il n'avait, finalement pas l'air aussi jeune que je ne le pensais. Mouais, pas mal. Et puis, il mordait à l'hameçon, bien qu'il se contînt; mon petit jeu faisait effet, visiblement.
Le jeune homme - Arguaï, donc - était lui aussi en quête d'informations: voilà qui était intéressant. Quel genre d'informations? En tout cas, il avait adopté la même technique que moi: faire le tour des bars, rien de tel pour pêcher quelque renseignement. Pour me changer les idées, je décidais de lui tirer les vers du nez, mettre à l'épreuve ma capacité à soutirer des informations.
Arborant un sourire chaleureux, je répondis à demi-voix:

"Eh bien, Arguaï, tu as frappé à la bonne porte. Je suis Kumo, Reijin Kumo. Et je sais plein de choses."

Je me penchais un peu plus en avant, pour, entre autre , lui parler plus discrètement.

"Je peux peut-être t'aider, lui soufflais-je. Mais pour cela, il faudrait que nous puissions parler plus... librement. Il y a des chambres à l'étage; si tu souhaite discuter..."

Je laissais ma phrase en suspens; rien de tel pour que l'interlocuteur la finisse à ma place, à voix haute ou non.
Un nouvel hameçon était lancé. Question piège; tomberait-il dedans?

La jeune fille s’était penché vers lui, esquissant sur son visage un sourire espiègle avant de parler.

Les dernières paroles de cette charmeuse emplirent Arguaï d’un mélange de gêne et d‘excitation, qu’est-ce qui pouvait bien passer par la tête de cette fille pour s‘ouvrir à lui de cette manière? Si elle avait été sincère en ces mots, ce n’était ni plus ni moins qu’une invitation à… "discuter" avait-elle dit… Mais une vague de doute le submergeait peu à peu. D’une part à cause de sa première réaction qui était, pour le moins brutale, et d’une autre car Arguaï n’avait encore montré aucun signe distinctif d’accroche sentimentale ou autre… Enfin c’est ce qu’il croyait.

Il toussa nerveusement suite à cette proposition.

*Quitte à ne pas passer pour un pervers, je vais essayer de pas avoir l’air coincé… et je suis curieux de savoir ce qu’elle mijote. Puis après tout, elle est mignonne…*

Il lui rendu son sourire, puis tout en la regardant dans les yeux, il lui répondit :

"Je suis curieux de savoir tout ce que tu sais… une fille comme toi doit en connaitre un rayon, et sur un tas de choses..."

*Je suis tombé bien bas… m’enfin… elle s'est présentée à moi, peut-être est-elle sincère...*

Il décida donc de jouer au jeu de cette fille, qui lui paraissait bien sympathique vu les circonstances de leur rencontre. Mais il n'avait rien à perdre en se laissant mener par le fil de la soirée, qui s'avérait être intéressante, quel que soit la suite des événements.

En plein dans le mille. Un sourire qu'il ne pouvait déchiffrer étendit discrètement mes lèvres, puis je me levais et me dirigeais d'une démarche sûre vers le patron de l'établissement, un homme gras et barbu placé derrière le comptoir. Je m'accoudais au bar, me penchais comme je l'avais fait précédemment avec le jeune homme, et demandais à mi-voix:

"Une chambre, aubergiste. Mon ami et moi - je désignais Arguaï d'un signe de tête - souhaiterions... discuter au calme..."

Et d'agrémenter la demande d'un sourire entendu. Le barbu ricana, puis me donna une vieille clef rouillée à laquelle pendait un pathétique morceau de papier, sur lequel était inscrit malhabilement le chiffre 19. Je le remerciais d'un bref clin d'oeil et m'éclipsais rapidement, ne supportant plus la vue et la présence de cet être vulgaire - sans rien en laisser paraître, évidemment.
Je me tournais vers Arguaï avec un sourire engageant, et d'un signe de tête, l'invitais à me suivre dans les escaliers pour rejoindre l'étage, puis, de là, la chambre. Une fois dos à lui, je me permis de retirer cette atroce expression de mon visage - histoire de me détendre un peu les traits. Je commençais à en avoir sérieusement ras-le-bol de ce petit jeu; vivement que j'en finisse! Enfin, heureusement, je n'avais pas trop à insister, celui-ci était plutôt docile. Tant mieux, pas la peine d'en faire des caisses.

Je pris sur moi une fois arrivée sur le palier, et retrouvais cette face d'allumeuse pour me retourner et vérifier que le jeune homme me suivait bien. Je cherchais rapidement du regard la chambre numéro 19, et une fois trouvée, ouvris la porte. Je pus constater de la mauvaise qualité de la serrure; il serait trop facile de la briser tellement elle était rouillée... Je m'effaçais pour le laisser entrer d'abord, puis refermais la porte derrière moi; j'en profitais pour verrouiller la porte, mais pas seulement grâce à la clef: ma soie était très utile dans ce genre de situation... Invisible, incassable, parfaite.

La pièce n'était pas grande, et seulement meublée du strict nécessaire; un lit deux place un peu miteux, une table de nuit croulante de chaque côté, une imposante malle dans un coin, des rideaux à peine opaques lamentablement pendus à une tringle placée de travers... Bref, le genre d'endroit où l'on ne dort que lorsqu'on est obligé et qu'on n'a vraiment pas le choix. Et dire que c'était l'une des auberges les moins pouilleuse du quartier... Je préférais ne même pas penser à l'état des autres.

Une fois seuls dans la pièce close, je m'approchais doucement de ma proie, dans son dos. Doucement, presque sans bruit, et me plaçais juste derrière lui, nos corps à seulement quelques centimètres, puis posais délicatement mes mains sur ses épaules. Je me hissais sur la pointe des pieds et chuchotais d'un ton chantant, juste à son oreille:

"Laisse-moi te débarrasser de tout ça... Tu n'en as pas besoin, ici..."

Et de faire glisser d'un geste souple sa veste le long de ses bras, avant de la jeter négligemment derrière nous, dans un coin de la pièce. Sa ceinture suivit bien vite le même traitement, puis avec elle ses deux épées. Cette action n'avait pas eue pour seul but d'enfermer encore Arguaï dans mon jeu, mais aussi de placer, du bout des doigts, des micro-fils de soie. Et de continuer en promenant mes doigts dans son dos, sur ses épaules, sur ses bras, en voluptueuses caresses. En quelques instants, il s'était retrouvé entièrement pris dans mon piège; il ne s'en rendrait pas compte maintenant, non, mais dès le premier mouvement brusque, les fils le retiendraient et arrêteraient instantanément son geste, quel qu'il soit.
Voilà, les pièces de l'échiquier étaient en place. Maintenant, je pouvais arrêter ce jeu idiot.

Je le tournais face à moi, et le fis reculer en le fixant d'un regard enflammé, avant de le pousser légèrement, avec maîtrise, de sorte qu'il tombât assis sur le lit, devant moi. Je le surplombait de toute ma hauteur, un sourire satisfait sur le visage. Et d'un geste vif, je dégainais un poignard de ma ceinture; court, aiguisé, pratique. Je le fis danser distraitement dans ma main, histoire de bien montrer à ma proie que j'en avais la parfaite maîtrise.

"Bien, énonçais-je alors, d'une voix dure qui avait perdu toute trace de sensualité, mais sans me départir de mon sourire. Maintenant, tu écoutes et tu obéis; ici, c'est moi qui donne les ordres."

Je plaçais mon pied juste à côté de lui sur le lit, puis, m'accoudant à mon genoux, vins faire jouer la lame sous son nez.

"Tu fais des recherches, donc. Ca tombe bien, moi aussi, sifflais-je sans plus sourire. Tu as peut-être appris des choses qui m'intéressent. Dis-moi ce que tu cherche, et ce que tu as appris. Et vite."

Je n'étais pas du genre patiente ou compatissante, alors il avait intérêt à m'obéir. J'étais du genre assez impulsive, parfois violente, alors que pourrais-je faire à un homme ligoté et désarmé qui vient de me froisser...? Tout dépendrait de lui; s'il me répondait sagement, je serais gentille. Sinon...

Après s’être dirigée vers l’aubergiste, auquel elle demanda une chambre, elle prit la direction des escaliers menant à l’étage en faisant signe à Arguaï de la suivre. L’attraction était trop forte pour qu’il n’y résiste et il la suivit sans montrer aucune suspicion. Une fois à l’étage, la séductrice l’invita à entrer dans une chambre que l’on pouvait dire… en décomposition, tellement elle était délabrée; même les murs étaient en piteux état. Une fois à l’intérieur, Arguaï se trouvait face au lit pendant que son incertaine conjointe prenait soin de fermer la porte à clef.

*Elle en met du temps pour fermer une porte qui tient à peine dans ses gonds…*

Il tourna légèrement la tête sans qu’elle ne le remarque pour l’entrevoir appliquer quelque chose sur la poigné de la porte, ou la serrure peut-être, sans savoir de quoi il s’agissait. Il eut un doute, puis détourna la tête. *peut-être qu’elle est ivre…* s’était-il dit, mais il resta tout de même sur ses gardes.
La belle le dévêtu presque entièrement, et bien que ce n’était pas un désir particulier, il n’avait pas été démuni de son pantalon, mais bien de sa ceinture. A quoi bon, si ce n’est que pour le priver de ses armes?

*Une voleuse? Ca m’étonnerait…*

Et pendant que ses douces mains parcouraient le haut de son corps, il resta immobile, guettant une quelconque supercherie, sans se douter de ce qui se préparait réellement. Et malgré ca, ces caresses lui semblaient bien trop robotiques… presque calculées. Plus ces tendres frôlements s’étalaient sur son corps, et plus il sentait qu’il se faisait embobiner… et il ne savait pas à quel point c’était vrai.
Puis après l’avoir placé face à elle, elle le fit s’asseoir sur le lit.

*L’heure de vérité…*

Il fut presque étonné de la voir sortir une courte lame de son fourreau, qu’elle fit virevolter dans sa main avant de lui faire comprendre ce qu’elle voulait.
Il n’était pas habitué à une présence féminine aguicheuse telle qu’avait été précédemment cette fille qu’il connaissait sous le nom de Reijin Kumo, et n’était par conséquent pas très alaise. Mais avoir une arme sous la gorge ou être menacé de diverses manière, c’était une routine et donc une situation qu’il maitrisait.
Il la regarda en souriant.

"Sache que je ne suis pas du genre à parler sous la menace, ni à me laisser faire. Mais heureusement pour nous deux, j’ai des principes… Tout d’abord, je ne m’en prend à personne sans raison valable, et encore moins aux femmes. En revanche…"

Son regard se raffermit tout à coup.

"… Peu de personnes jouissent du droit de me donner des ordres."

Son regard se radoucit peu à peu jusqu’à ce que ces yeux se ferment; puis il se leva lentement, les bras le long du corps, sans que les fils qui l’entouraient ne l’étreigne. Il se trouvait face à son agresseuse, qu’il regardait droit dans les yeux sans broncher, malgré le lame qui caressait sa gorge.

"J’ai eu vent d’une rumeur disant qu’une expérience lâchée dans la nature serait à la recherche de quelqu'un ou… quelque chose."

Il fit un pas de plus, toujours avec extrême lenteur, de telle manière à ce qu’il ne se trouve qu’a une vingtaine de centimètre du visage de la jeune fille. Une goute de sang roula sur le couteau affûté puis tomba sur la main de sa propriétaire.

"Mais peut-être que ça t’est égal? Peut-être pourrais-tu te passer de ce que je sais. Peut-être devrais-tu me tuer tout de suite…"

Je lui crachais au visage.

"Enfoiré!! pestais-je, véhémente."

Puis je le repoussais violemment de mon autre bras sur le lit; en quelques gestes énervés, il était cloué au matelas par des aiguilles gluantes de soie. Cela suffirait pour le maintenir en place; au pire, si le tissu se déchirait, il serait gêné dans ses mouvements - c'est pourquoi j'avais plutôt privilégié la qualité à la quantité des aiguilles, ne faisant que peu d'état du vieux matelas. Je me dirigeais rapidement vers la fenêtre, et à grands gestes colériques, venant parfois chercher de la soie entre mes lèvres, barricadais la sortie; une autre porte de secours condamnée.
Puis je revins vers le lit, m'approchais de la tête du jeune homme, et, fulminante, lui tirais la tête en arrière en l'agrippant brutalement par les cheveux.

"Pour sûr, rien que pour ce que tu viens de dire, je devrais te tuer! sifflais-je."

Je le lâchais sans délicatesse et contournais le lit.

"Expérience... Tsss! Je vais t'en donner, moi, de l'expérience!! grognais-je, furieuse."

Je montais à mon tour sur le matelas, et m'installais à cheval sur lui, assise sur son ventre. Je me penchais et lui attrapais le menton, toujours aussi délicate, et, approchant mon visage du sien, comme si cela lui permettrais de mieux me comprendre.

"Les "expériences", ça court les rues, ici, mon grand, soufflais-je avec un rictus mauvais. Alors, tu ferais mieux de faire attention à qui t'entend lorsque tu prononces ce mot...!"

Je lui repoussais la tête et me redressais, le foudroyant du regard. Pour sûr, il aurait mieux valu pour cette raclure que je ne sois jamais devenue libre, et encore moins une professionnelle de l'assassinat.

"Je me fiche de ce que tu sais. Ce qu'un étranger a pu apprendre, je le sais déjà, lui déclarais-je sarcastiquement. Donc, effectivement, il y a des chances que je te tue tout de suite. Rien que pour ce que tu viens de dire."

Je promenais la pointe de ma lame sur son torse, sans appuyer, juste pour lui rappeler que j'étais armée et pas lui. Mais je n'avais nullement besoin de cette arme pour le tuer.

"Alors, oui, je suis une "expérience", énonçais-je durement, avec un regard d'hystérique, et, non, je ne suis pas humaine. Du moins, pas assez."

Je lançais vivement ma lame, la plantant dans le mur d'en face. Le métal, c'était bien pratique, mais cela ne remplacerait jamais mes propres armes. Je promenais maintenant le bout de mes doigts, tout aussi mortels, tout en adoptant un sourire calme et froid.

"Tu vois, là, je me demande ce que je pourrais te faire... lui expliquais-je sereinement. Je suis bien tentée de te réserver le même sort que l'une de mes cousines à son mâle..."

Je plongeais mon regard devenu rouge dans le sien, et un sourire carnassier dévoila mes crochets à venin. J'allais lui faire regretter ses paroles.

"Tu connais la Veuve Noire...? soufflais-je."

Suite à ces réflexions, Arguaï la fixa avec un sourire malin, son visage tout près du sien, puis lui répondit :

"A son mâle hmm?…"

Malgré sa situation critique étant donné que son principal atout était sa vitesse et qu’il était ligoté, il s‘efforçait de rester détendu. Seul détail l’ayant mis mal-alaise sur le coup était la façon de cette jeune arachnide de s’installer sur lui. Si l’on oubliait le fait que toutes les issues étaient celées, n’importe quelle personne s’invitant dans la chambre serait aussitôt ressorti par peur de déranger… Et malheureusement, étant donné des circonstances, il aurait préféré que ce soit ainsi. Mais il était bien décidé à la faire changer d’avis; il envisageait tout de même de ne pas y arriver vu son tempérament, dans quel cas il devrait réagir.

Il ferma les yeux et pencha la tête en arrière.

"Humaine… qu’est-ce qu’un humain à tes yeux? Un humain ne se caractérise pas par son apparence, mais par ses actes."

Ses yeux s’ouvrirent pour se poser sur le couteaux, planté dans le mur derrière le lit. Il remarqua que de larges fissures s’étaient formées tout autour, confirmant la qualité des murs. Puis il reprit :

"Et si tu sais déjà ce que je suis susceptible de savoir, pourquoi m’avoir attiré ici?…"

Sans se presser alors que sa mort était imminente, il redressa la tête.

"Que recherches-tu réellement?…"

Son regard avait changé, il avait perdu cet air assurant, décontracté, et son visage prit une moue préoccupée. Quelles étaient les véritables intentions de cette tueuse manipulatrice? Pour quelles raisons l’avait-elle entrainé dans cette toile et quel était le but de ses choix. Ses yeux, si proche de ceux d’Arguaï, semblait cacher une part de mystère qui voilait sa véritable personnalité.

Je haussais un sourcil devant cette abondance de paroles alors que je m'apprêtais à le tuer. Je finis par carrer la mâchoire et soupirer, excédée. Il essayait quoi, là? De gagner du temps? Ou bien pensait-il qu'avec de belles paroles, il pourrait me faire changer d'avis? Malheureusement pour lui, jamais personne n'avait réussi à me faire changer d'avis. Quand je veux tuer, je tue. Même si on me dit de jolies phrases ou qu'on me plaît. Têtue? A peine.
Je posais le regard sur lui et tâchais de répondre à chacune de ses paroles. Juste histoire de. De toute façon, j'avais tout mon temps.

"Voyons voir... commençais-je en levant les yeux. Premièrement, qu'est-ce qu'un humain à mes yeux? Un parasite. Car vois-tu, si les humains se caractérisent par leurs actes, alors ils sont pires que des cafards; les cafards, eux au moins, ne s'amusent pas à manipuler la vie d'autres êtres."

Je ramenais mon regard à ma future victime, lui adressais un sourire sadique, puis me retirais l'élastique qui me coiffais, secouais la tête et passais la main dans mes cheveux qui tombaient maintenant sur mes épaules. Je levais les yeux au plafond en faisant mine de réfléchir, puis repris:

"Alors, ensuite... Pourquoi t'avoir attiré ici? Eh bien, au début, je pensais m'amuser un peu avec toi; et puis, ça m'a ennuyé, alors j'ai décidé de te tuer. J'espère que tu n'as rien contre ce programme...?"

Nouveau sourire sadique. Quelle que soit sa réponse, il n'avait pas le choix, de toute façon. Pour répondre à sa dernière question, je me laissais tomber sur les coudes, un de chaque côté de sa tête, et, la tête entre les mains, me passais la langue sur les lèvres. Peut-être pourrais-je en faire mon repas...? Après tout, le scientifique de la dernière fois n'était pas si mauvais... Peut-être qu'une chair moins grasse et qui a fait plus d'exercice serait meilleure...
Je réfléchissais déjà à la façon de faire un feu de bois dans les environs sans attirer les parasites charognards lorsque je me souvins que j'avais à répondre à sa dernière question. Enfin, façon de parler, bien sûr; rien ne m'y obligeait.

"Ce que je cherche réellement...? Eh bien, pas difficile: je cherche..."

Je me tus. Ce n'était pas difficile, pourtant, comme je venais de le dire. Alors pourquoi ce doute, tout d'un coup...?
Je cherchais un jeune homme aux cheveux clairs, doté de pouvoirs surpuissants, cobaye des Anges... Pourquoi? Pour le ramener à mes commanditaires. Pourquoi? Pour faire mon job. Pourquoi?... Parce que ma vie se résumait à ce job...?
Je haussais les épaules et chassais ces interrogations de mon esprit. Les doutes, c'est pas intéressant.

"Je recherche quelqu'un, répondis-je en le regardant droit dans les yeux, retrouvant tout mon aplomb. Peu importe pour toi qui, puisque j'ai l'intention d'en finir avec toi."

Sur ce, je croisais les bras et laissais ma tête aller, posant mon front sur le sien. Je laissais quelques secondes s'écouler, savourant mon petit jeu, le détaillant comme on dévore un repas du regard avant de se jeter dessus. Un sourire mauvais étendit mes lèvres.

"D'ailleurs, il m'a semblé remarquer un point faible assez amusant, chez toi. J'ai noté que tu étais plus sensible à l'emploi de la féminité qu'à l'emploi de la force et des armes... N'est-ce pas? lui soufflais-je lentement à l'oreille, en prononçant chaque syllabe de sorte à ce qu'il n'en rate pas une miette. Regarde, je change mes appuis; comme ça, tu n'as plus qu'un mouvement à faire pour me renverser, et te retrouver au-dessus de moi... Retourner la situation, en quelque sorte..."

Désormais allongée sur lui, je n'attendais plus qu'une chose: qu'il morde à l'hameçon. Je fis naître quelques fines lames de soie durcie au bout de mes doigts et les promenais le long de ses bras, tranchant quelques-uns des liens qui l'immobilisaient. Corps contre corps, nos visages à quelques centimètres, mon souffle contre sa peau, mon nez qui frôlait sa mâchoire, je prenais un réel plaisir à le manipuler comme cela, à ma guise, jouant de sa faiblesse.

"Ce serait fâcheux, pour moi, continuais-je, sulfureuse. Tu imagine? Je serais complètement à ta merci... Tu pourrais faire de moi tout ce que tu veux..."

Je laissais ma phrase en suspens, en insistant légèrement sur les derniers mots. Bien sûr, ce que je ne lui disais pas, c'est qu'il me suffisait d'émettre une substance chimique du moindre pore de ma peau pour que toute la soie qui le recouvrait durcisse en dix secondes, l'immobilisant juste assez de temps pour que je puisse me dégager. Même s'il était nettement ralenti, je lui laissais sa chance. Juste une seule, une toute petite chance de me résister. Sinon, ce n'était pas drôle...

Mon sourire s'agrandit. Ah, ce que j'aimais tuer... Et le mieux, c'est lorsque c'est gratuit, sans qu'il y ait la moindre obligation... Juste pour le plaisir...

Les premières paroles concernant l’humanité de certains raisonnèrent quelques instants dans la tête d’Arguaï. Des parasites, des cafards… telle était l’image qu’elle se faisait de la vie humaine… De son point de vue, tout était différent, et loin d’être faux, bien qu’un peu généralisé… Et que faisait-elle si elle ne manipulait pas une vie à cet instant précis ? Arguaï avait l’intention de lui faire part de ses pensées, toujours avec l’idée de la faire changer d’avis. Elle était têtue, lui aussi.

Il s’apprêtait à prendre la parole, mais ses mots restèrent en suspens à la vue de la nouvelle animation qui le dominait. Elle se recoiffa en quelques élégants mouvements, tout en gardant un sourire cruel. Presque envouté, Arguaï resta inactifs en la regardant et écoutant ce qu’elle avait à dire. Il se sentait une fois de plus, piégé physiquement, et intellectuellement! Impossible de réfléchir… Elle veut s’amuser, mais elle s’ennuie, donc elle tue… drôle de raisonnement… il ne fit absolument pas attention à sa question, pour le moins ironique ; évidemment que le programme lui convenait! Avait-il seulement le choix ?…

Ainsi, sans broncher, il l’écoutait répondre à ses questions successives. Suite à quelques paroles hésitantes, il lui vînt la bonne idée de se remettre à jouer avec ses nerfs. Tout en lui glissant quelques mots aux oreilles, elle s’installa plus… "confortablement" sur lui. De plus en plus nerveux, alors que la proximité physique l’oppressait, il se concentrait pour reprendre son contrôle, et celui de la situation au passage… si seulement il l’avait eut ne serait-ce qu’un instant depuis le début de la soirée… Il était clair que cette manipulatrice jouait bien son jeu.

Quelques secondes s’écoulèrent, la chaleur de sa peau contre la sienne, ses sombres cheveux se mélangeant aux siens… Il ferma brusquement les yeux, s’efforçant d’évacuer toutes pensées de sa tête, ignorant toutes les tentations qu’elle lui imposait.
Ce qu’il aurait aimé croire à ces hypnoses… mais il savait qu’aucun mouvement ne lui laisserait de chance de s’en sortir indemne. Quoiqu’il avait remarqué l’absence de sa prison de toile, une partie du moins. Ce n’était pas dû au hasard ou à un manque d’attention… c’était volontaire de sa part. Elle avait baissé sa garde en comptant sur la fragilité d’Arguaï.

"Je m‘en doutais… dit-il en gardant les yeux fermés, je me doutais bien que tu n’étais pas si insensible."

Elle avait beau avoir en tête de le manipuler jusqu’au bout, elle lui laissait une chance… une chance de s’en sortir… une chance…

Il glissa lentement une main le long de son dos, feintant sa naïveté, puis bougea la tête de manière à ce qu’elle se trouve juste en face de la sienne, le regard toujours clos. Il respira lentement un instant, puis murmura :

"Mais tu ne me ferras pas croire que tu es faible…"

Son visage se crispa légèrement, et ses paupières laissèrent brusquement place à un regard cinglant, planté dans le sien. D’un mouvement brutal, il saisit les épaules de la jeune femme le surplombant, et avant qu’elle n’ait pu réagir, la poussa fortement vers le haut, afin de se libérer les jambes. En une fraction de seconde, il avait placé ses pieds contre le ventre de l‘arachnide, pour la propulser brutalement contre le mur d’en face, s‘emplafonnant dans un léger nuage de poussière. Une fois de plus, la solidité des murs avait été confirmée. Le choc lui laissait peu de temps, une personne "normale" ne se serait pas relevée immédiatement, sonnée, mais dans le cas présent il s’attendait à tout.

A présent, il pouvait compter sur sa rapidité, en supposant qu’il était libre de toute entrave. Il se retourna vivement pour empoigner le couteau qui était planté dans le mur depuis quelques temps déjà, puis il se jeta sur la femme à terre. Il la plaqua dos au sol et s’empara de ses poignets, pour les maintenir par terre au dessus de sa tête, d’une de ses mains, et se mit à genoux, une jambe de chaque côté de son bassin. Il fit rapidement s’agiter le poignard entre ses doigts, avant de l’envoyer vers sa gorge. La lame se stoppa net contre celle-ci, sans la blesser. Il afficha un sourire narquois et lâcha :

"Tout ce que je veux ?…"

Il ne lui laissa pas le temps de répondre. Dans un lent mouvement, il éleva sa lame au dessus d'elle, puis sans s'arrêter, la fit s'abattre en sa direction. Un faible craquement se fit entendre en atteignant sa cible... le couteau, planté à quelques centimètres de son visage, gisait au sol. Il resta immobile quelques instants, la tête baissée et le regard dissimulé, puis se risqua à agir. Arguaï approcha son visage de celui de la jeune femme jusqu'à le frôler, approcha ses lèvres de siennes et prononça doucement :

"Tous les humains ne sont pas les mêmes..."

Il lâcha l'emprise du couteau planté au sol, et se releva brusquement. Sans dire un mot de plus, il se retourna et prit la direction de ses affaires, toujours au sol à quelques mètres. Tout en avançant, sans le laisser paraitre, il restait sur ses gardes, craignant que la jeune femme à qui il avait tourné le dos ne réagisse négativement une fois de plus...

Comme je m'y attendais, il profita de cette chance. Mais ce à quoi je ne m'attendais pas, c'était justement le genre de la riposte. Projetée contre le mur, ma tête heurta sans douceur la paroi de bois et la poussière qui s'en échappa en grande quantité m'aveugla. Etourdie, je toussais, crachais, pleurais, me tenais la tête, pour m'affaler finalement au sol, à moitié sonnée. Les bras tremblants, je tâchais de me redresser, mais avant que j'ai pu prendre mes appuis, il était de retour sur moi; il m'immobilisa les mains au-dessus de la tête, et, installé sur moi, me défia de sa lame.

Le poignard virevoltait entre ses doigts; il était bien plus rapide que je ne l'avais imaginé. Le doute s'empara soudain de moi. Et s'il n'était pas Humain? Ou, du moins, pas totalement?... Mais l'acier contre ma gorge m'empêcha soudainement de réfléchir à quoi que ce soit. Je sentis mes cheveux se hérisser sur ma nuque en me sentant si faible et vulnérable face à lui. Une colère grondante s'éleva en moi, bientôt de la haine, de la rage furieuse. Quelle sotte! J'aurais dû le tuer vite fait, plutôt que de ne penser qu'à m'amuser! Quelle idiote, me faire avoir par une vermine pareille...!!

C'était à son tour à lui de s'amuser. Je ne pus m'empêcher de frémir en voyant son bras projeter la lame vers mon visage, crispant les yeux et retenant mon souffle; je n'en fus que plus indignée et enragée en voyant qu'il s'était moqué de moi, en faisant mine de m'achever. Humain ou non, il n'était qu'un cafard. Un immonde, horrible petit cafard. Je déteste les cafards, surtout dans son genre.

La respiration hachée, je levais un regard furibond vers lui. Le lâche, l'immonde, il prenait son temps pour me tuer. Ne pouvait-il pas en finir vite, plutôt que de prendre son temps et me rabaisser, m'humilier comme ça?!
J'étais prête à lui cracher au visage et lui hurler dessus lorsqu'il approcha son visage du mien. S'il n'y avait eu le sol, je me serais vivement reculée, afin d'éviter tout risque de contact avec ce sale cafard puant et méprisable. A défaut, je fermais obstinément les yeux afin de m'épargner une vue rapprochée, et retins mon souffle, comme pour m'empêcher de respirer quelque odeur pestilentielle. C'est à peine si j'écoutais ce qu'il me dit. Les hommes ne sont pas tous les mêmes? Tss! Bien sûr que si. Rien ne les change, pas même les conséquences de leurs actes.

Je pensais ma dernière heure venue, sentais déjà venir l'acier jouer dans mes entrailles, imaginant déjà mon agonie. Car, bien sûr, il pousserait le jeu jusque là, ne m'achèverait pas, me laisserait crever dans mon sang, la gueule ouverte et les yeux révulsés, comme j'en avais déjà laissé mourir plus d'un... Mais non. A la place de cela, je le sentis se relever. J'ouvris brusquement les yeux; il retournait auprès de ses affaires.

Je vis rouge. Il se moquait de moi?! Quoi, il me menaçait, m'avait à sa merci, me narguait, et puis finalement, ne m'estimait même pas digne de sa lame? Maudit cafard! Alors qu'il me tournait le dos, je me relevais d'un bond, hors de moi. La colère m'aveuglait complètement. J'avais vu juste, il était un faible, même pas capable de s'en prendre à une femme, pas même une venimeuse comme moi. Mon petit stratagème avait fonctionné jusqu'au bout, puisqu'il s'était montré incapable de lever la main sur moi. Eh! Et il se donnait de grands airs de type clean qui est plein de préjugés, qui ne fait pas de mal aux femmes et qui voit le bien en chacun. Sombre crétin! Une femme sait tuer aussi bien qu'un homme. Tant pis pour lui, il n'aurait que ce qu'il méritait.

"Sale vermine... Tu aurais mieux fais de m'achever! pestais-je en me redressant, faisant apparaître une lame de soie dans chacune de mes paumes. J'éclatais d'un rire de folle furieuse. Tu te moque de moi, hein, ça t'amuse? Mais, tu veux que je te dise, tu es pire qu'un cafard! Je te déteste, je te hais!! Tu n'aurais pas dû me laisser la vie, pauvre imbécile! Je vais te tuer, tu m'entends?! Te tuer!!"

Hystérique, le regard d'une folle, les yeux rouge flamboyant, je m'élançais à toute vitesse sur lui, avec la ferme intention de le tuer. Le transpercer de toute part, le trouer comme une passoire, sentir son sang chaud s'écouler entre mes doigts, le voir tomber, mourir, crever comme l'insecte qu'il était...

Sa réaction était non loin de ce qu’il avait imaginé en agissant ainsi… il l’avait cherché, mais toute cette hargne paraissait démesurée pour quelqu‘un qui venait d‘être épargné. Tout espoir de la raisonner paraissait maintenant loin, bien trop loin… il devait agir en conséquent. Elle n’était plus qu’à quelques pas de lui, le regard enflammé et les poings serrés sur ses courtes lames adroitement aiguisées. Le fait qu’elle se jette sur lui ainsi avec tant de haine aveugle dans ses paroles laissait penser qu’elle n’avait plus d’emprise sur lui, pas physique du moins. Si c’était le cas, il pouvait à présent rendre utiles tous ces talents qu’il tenait des elfes ; son agilité et sa rapidité n’avaient d’égale, il allait pouvoir en faire usage.

Il jeta un rapide coup d’œil dans son dos, plus qu’un pas, c’était le moment! Il virevolta avec une vitesse accrue, pour envoyer son pied vers le visage coléreux de son assaillante, en un large mouvement circulaire. Son pied frappa de plein fouet sa mâchoire, brutalement projetée sur le côté. Ce coup, dépourvu de réelle force, avait juste eu pour objectif de la déstabiliser. Alors que l’élan de la tueuse avait été brisé, toujours dans le même mouvement, Arguaï fit une rotation sur lui-même pour abattre son même pied dans son ventre, pour la repousser de quelques pas. Puis il s’accroupit, une main au sol, reprenant son équilibre, tout en la fixant du regard.

Es-tu aveugle ?! tonna-t-il en un souffle, qu’est-ce qui te motive à vouloir faire ça ?! Le plaisir de tuer, c’est ça ?! Pourquoi ?!!

Arguaï perdait peu à peu le calme qu’il avait gardé jusque là, tout un tas de pensées, de questions fusaient dans son esprit. Ses poings se resserrèrent au point de faire apparaitre de fines veines sur ses mains, tandis que ses ongles s’enfonçait dans sa paume. Il se releva lentement sans la lâcher du regard. Son visage avait changé d’expression, désormais recouvert d’un masque haineux, il s’efforçait de chercher ne serait-ce qu’une once de raison dans cette personne…
Il prit une longue inspiration, histoire de se maitriser, et parla d’une voix forte.

Tu m’as manipulé, tenté de répandre mon sang, et malgré ça… j’t’aime bien… tu me vois comme un cafard, pire qu’un cafard…

Il se mit en position de manière à garder un bon équilibre, les jambes à demi écartées, les poings serrés, les sourcils froncés, les muscles de tout son corps bandés. Il jeta un rapide coup d'œil pour estimer la distance qui le séparait de ses armes et sans attendre, termina sa phrase.

Tu veux me tuer… j’attends…

Le coup me projeta contre le lit, et ma mâchoire rencontra brusquement le corps de lit; sérieusement secouée, le souffle coupé, je restais au sol en reprenant mes esprits. Et son coup, bien que non destiné principalement à frapper, m'avait bien secouée: toute hystérie avait disparut de ma tête. Il s'agenouilla et me fixa du regard; les paroles qu'il prononça alors m'arrachèrent un sourire, malgré mon étourdissement. Le plaisir de tuer? Il comprenait vite. Mais ce fut sa phrase, "j't'aime bien", qui me fit franchement rire; la tête renversée en arrière, je ris, d'un rire de folle, telle une aliénée bonne pour l'asile, qui pète un câble.

J'arrêtais de rire, sans me départir de mon petit sourire mauvais, puis, après quelques instants d'immobilité, me relevais avec une lenteur extrême. Je lui fis bien face, à distance raisonnable, qui ne lui laisserait craindre aucune tentative de quoi que ce soit venant de moi. De toute manière, j'avais affiché ma passivité: les bras pendant le long du corps, les pieds parallèles, je n'étais pas en mesure de répliquer s'il m'attaquait. Fait exprès, évidemment. Il voulait parler? Très bien, on allait parler.

"Tu as vu juste, j'aime tuer... commençais-je d'une voix monotone, en inclinant la tête et levant mes mains, paumes en l'air, bien visibles. Et je suis plutôt douée, figure-toi. Ce qui m'arrange, car tuer est mon métier. Et je ne tue pas que des minables, des poivrots ou des inutiles. Non, je tue aussi des hommes d'entreprise, des hommes d'affaires, des gens éminents, qui ont du pouvoir. Je tue des gens mauvais, qui répandent le mal, qui contribuent à la déchéance de cette ville et de ses habitants, des dirigeants du malheur, les cavaliers de l'apocalypse, les crevards qui écrasent les faibles, les salauds qui se remplissent les poches au profit de leurs inférieurs. Je tue des Humains, des Vampires, des Loups, et toutes sortes de choses qui se tuent."

Je posais les yeux sur mes mains, et commençais à faire jouer mes doigts dans le vide, souriant sordidement.

"Regarde ces mains, poursuivis-je sans le regarder. Des mains de tueuse. Ils m'ont créée monstre, et ont tenté de cacher cette face par une autre, douce, docile et aimable. Ils m'ont élevée gentille, en étant tendres et cruels avec moi. Ils sont morts, et on m'a permis d'être moi-même. Mais que se passe-t-il lorsque le barrage est brisé subitement? Le lac, jusque-là si beau, si lisse, si parfait et maîtrisé se brise, et se déverse en hurlant dans la vallée, en fracassant et engloutissant tout sur son passage. Jolie allégorie, n'est-ce pas? C'est mon commanditaire qui me l'a sortie, un jour."

Mes doigts se figèrent soudain, et je ramenais d'un coup mon regard à lui.

'Et il a ajouté qu'il faut toujours se méfier de l'eau qui dort... énonçais-je sans plus trace de sourire sur mes lèvres, avant de m'approcher de lui sans me presser, sans me montrer hostile, n'étant plus qu'à quelques pas. Je suis née torrent, on m'a faite lac, je suis devenue cascade; on ne m'arrête pas. Je déteste être gênée dans ma route. Et il se trouve que tu me gêne."

Je laissais couler un instant de silence. Puis j'inclinais la tête sur le côté, réfléchissant.

"Est-ce que j'ai assez parlé à ton goût? questionnais-je la mine soucieuse. Ou bien faut-il que je continue à débiter mes niaiseries?"

Et de décrocher un sourire moqueur.

La haine qui recouvrait son visage se métamorphosa en terreur… Oui, il avait bel et bien peur de cette fille qui venait sans nul doute de lui dévoiler le fond de ses pensées, de son âme, le fond de son cœur… Arguaï la regardait s’approcher de lui, sans émettre le moindre son. Plus que quelques pas, qu’allait-elle faire ?… Il recula de quelques pas, au même rythme qu’elle, pour bientôt se retrouver adossé au mur, à côté des ses affaires. Tout était flou dans sa tête, impossible de réfléchir, de réagir, pourquoi avoir peur ainsi ? Il ferma ses yeux, espérant échapper à son regard démoniaque, fixé sur lui.
Il comprenait à présent. Ce qui le figeait ainsi n’était que la noirceur de cette fille. Jamais il n’avait rencontré de personne si… opposée à lui, sauf sur un point, qui suffisait largement à garder la face. Il ouvrit les yeux, pour la voir à quelques mètres seulement de lui.

"Intéressant… alors comme ca tu aimes tuer… d’après ce que j’ai compris, tu es payée pour faire ce que tu fais… hmm… tu semble être intelligente, forte et malgré toi, tu semble être remplie de bons principes… je tue aussi… mais pas pour le plaisir… les crevards qui écrasent les faibles hein ? Nous poursuivons un objectif à peu de choses près similaire…"

Il ferma les yeux à nouveau, cette fois son visage exempt de frayeur.

"Tu recherches quelqu’un que tu veux tuer pour de l’argent, je recherche quelqu’un que je veux sauver, pour moi… et je tue ceux qui se mettent sur mon chemin, tout comme toi."

Il s’abaissa lentement pour empoigner ses deux fines lames se trouvant à ses pieds avant de poursuivre.

"Tu crois que ta volonté de tuer est plus forte que la mienne d’aimer ?… Tu crois que mes principes ne valent rien sous prétexte qu’ils ne sont pas les tiens ?… Tu crois que mes valeurs ne sont que des motifs de niaiserie, d’incapacité ?… Tu crois que je suis faible ?…"

Il se redressa, déterminé, et fit quelques pas en avant pour se trouver face à elle, et sans la quitter du regard, reprit la parole.

"Tu ne veux pas opter pour la manière amicale, je ne suis sans doute pas assez bien pour toi… et bien nous allons essayer la manière forte… tu veux me tuer… pas moi, mais ne me sous-estime pas.
Il est dit que rien n’arrête la course de l’eau… nous allons voir ça…"

Il laissa toutes ces paroles, ces questions en suspens, ses mains crispées sur ses lames, n’attendant aucune réponse. Il se demandait même si elle l’avait écouté, mais aucune importance… Sans attendre, il modifia son appui au sol, et en un courant d’air il s’était retrouvé derrière la jeune démente, dos à elle.

"Voyons lequel du torrent ou du cyclone sera le vainqueur, murmura-t-il."

Puis il se rua vers la porte, dans laquelle il envoya plusieurs habiles coups de lame, avant de projeter son corps tout entier vers cette dernière. Les gonds éclatèrent, et il sauta sur la rambarde de l’étage qui donnait sur le rez-de-chaussée. D’une voix portante, il hurla :

"Tout le monde dehors !"

La réaction de la populace ambiante ne fut pas à la hauteur de ses espérances… un silence de mort se mit à régner… Même armé, quelle pouvait être la crédibilité d’un jeune à moitié nu face cet amas d’ivrognes qui levèrent tous la tête d’un air étonné ? Il soupira… puis il s’élança en hauteur, pour trancher ce qui maintenant un lustre au dessus de la pièce. Il se fracassa au milieu de la salle, éparpillant verre, métal, braises tout autour. La foule se mit soudain à s’éparpiller, la plupart s’enfuyant, d’autres se cachant. Arguaï, lui, atterrit sur le comptoir, derrière lequel se cachait le barman, et s’accroupissant, se mit à guetter le couloir dont l’araignée pouvait arriver d’un moment à l’autre.

Bla, bla, bla... Et voilà, encore dans les grands discours. Décidément, j'en venais à me demander s'il savait faire autre chose que parler, celui-là. Mais mine de rien, malgré mon regard vagabond et mes soupirs - presque - discrets, je n'en perdais pas une miette. Il cherchait quelqu'un qu'il voulait sauver, bon, ok, ça, j'en avais rencontré plus d'un qui voulaient retrouver un être cher. En vain, pour la plupart. Il était plutôt enclin à l'emploi de la "manière amicale" comme il disait, eh bien, mon amitié valait son pesant, et ce ne serait pas lui qui l'aurait gratis. Et puis, "manière amicale", "manière amicale"... quelle manie de jouer les chochottes! On rougit au moindre effleurement, on se vêtit de grands principes, et ça se croit l'âme noble... Tsss. Même les cafards ne sont pas aussi ridicules.

Je ne bougeais pas d'un pouce lorsqu'il quitta la pièce. Je ne m'étonnais pas plus que ça qu'il ait réussi à sortir; un chose était sûre, ce n'était certainement pas ma soie qui avait failli: plutôt le bois miteux d'une auberge tout aussi miteuse. En entendant le manque de réaction des gens en bas, j'eus brusquement l'envie, comme ça, de descendre à mon tour et de mettre une bonne frousse à tous ces crétins aux cerveaux grumeleux en marchant au plafond, en prenant ma tête la plus effrayante, pourquoi pas exhiber mes crocs, histoire de les motiver à réagir.

Mais avant que j'aie réalisé quoi que ce soit, à peine avais-je effleuré cette idée qu'il s'y mit tout seul. Une fois tous les mous du bulbe en fuite, je sentis que c'était mon tour d'entrer en scène. Il devait m'attendre. Rien que cette hypothèse m'arracha un sourire en coin. On n'attend pas la mort, on la fuit; il devait donc ne plus me craindre. "Zut" , me dis-je avec un vague haussement d'épaules et un léger rictus moqueur.

Je sortis de la pièce à pas lents, l'air le plus détaché au monde, sans me départir de mon petit air sarcastique. Mais avant de le rejoindre trop rapidement, je pris le temps de m'accouder à la rambarde, aussi tranquillement que si j'admirais un coucher de soleil au-dessus d'un fleuve calme. Je promenais avec flegme le regard sur la salle, où seul restait le barman, prostré derrière son bar, tremblant comme une feuille. Mon sourire s'agrandit. Je n'allais certainement pas signaler sa présence à mon jeune camarade de jeu s'il l'ignorait; ce serait plus drôle s'il y avait un témoin - enfin, si j'avais l'humeur de le laisser en vie après m'être occupée de l'autre bavard. Mais étant donné que ce dernier était campé sur le bar, je voyais difficilement comment il aurait pu l'ignorer. Enfin bref, peu m'importait.

Ramenant mon regard à la salle, je remarquais les décombres du lustre qui avait éclaté au sol; partout s'étalaient ses anciens composants, et je préconisais un risque d'incendie. Un élément à prendre en compte, si la situation l'exigeait. Enfin, je posais les yeux sur mon très cher camarade.

"Je vois que tu as nettoyé l'aire de jeu, lui lançais-je sur un ton léger."

Yasei était l'une des rares personnes à supporter sans problème mes sautes d'humeurs et mon tempérament sans cesse changeant; je doutais qu'Arguaï en fasse partie, étonnamment. Je descendis très lentement les escaliers, marche par marche, peu pressée. Enfin, sans gestes brusques, rapides ou hostiles, j'allais prendre place nonchalamment à l'une des tables désertées, attrapais un verre qui avait survécut à l'ébranlement de la foule et fis tourner son liquide quelques instants. Pieds sur la table, verre en main, sourire aux lèvres. Toujours avec cette même impassibilité.

"Et maintenant? questionnais-je avant de goûter à l'alcool - qui me tira une légère grimace de dégoût. Tu veux qu'on fasse quoi? Qu'on se batte à mort?"

Je me redressais sur ma chaise, reposais le verre, jetais un rapide coup d'oeil aux autres avant de juger que, décidément, cette auberge était miteuse jusqu'au bout.

"Ce serait ridicule, tu le sais aussi bien que moi. Et je n'aime pas perdre mon temps en choses ridicules. Alors, voilà ce que je te propose: sauve-toi. Oublie-moi si tu veux; moi je ne le ferai pas. Ta tête de cafard restera dans ma mémoire, tu peux me croire. Mais j'ai plus envie de te tuer. Alors maintenant, c'est comme tu le sens..."

Et de me laisser aller contre le dossier de ma chaise.